À PROPOS DU KLONDIKE

Couverture du récit (je préfère dire récit à roman ; je m’en explique ci-dessous), disponible depuis le 19 juin 2025. Je préconise de l’acheter de préférence sur le site de l’éditeur Atlande, ou dans votre librairie habituelle. Car il me paraît souhaitable que les libraires continuent d’exister.

L’attachée de presse d’Atlande, Marion Dupraz (qu’elle en soit remerciée), a réalisé une interview qu’on peut trouver sur Youtube. En évitant la pédanterie, j’ai essayé d’expliquer ce que j’ai voulu faire avec ce récit (la primauté de la façon de dire sur les faits racontés : Pinget s’explique sur cette question ; j’en parle ci-dessous).

Un long cheminement

Une version primitive de ce récit a été écrite en 1984, remaniée depuis bien des fois. En 1983, ayant envoyé un premier manuscrit (une autre histoire) aux Éditions Champ Libre, j’ai rencontré Gérard Lebovici à Paris, dans son bureau de la place des Vosges. Il était intéressé mais la rencontre ne déboucha sur aucune promesse de publication (quelle drôle d’idée de la part de jeune homme que j’étais que d’envoyer un roman à cette maison d’édition d’extrême-gauche, plutôt sympathique par ailleurs…), et encore moins sur une signature de contrat. De plus, l’assassinat de Gérard Lebovici en mars 1984 a mis un terme à ce qui est resté un très vague projet. Ce premier récit, très mauvais, a été abandonné par la suite. Il m’aura au moins permis d’entrer en contact avec un premier éditeur et de gagner en confiance.

Les quinze années suivantes ont été consacrées à la reprise de mes études et à mes premières années d’enseignement. J’ai continué d’écrire, mais en marge de ma vie professionnelle. C’est vers 2002, que le manuscrit de 1984, retravaillé grâce à une lecture surprise et enthousiaste par une élève du lycée de Jonzac (Laurence Techer… qu’elle en soit encore remerciée !) est retenu par le comité de lecture de POL. Mais Paul Otchakovsky-Laurens, l’éditeur, m’écrit quelques semaines après pour me dire que finalement, il ne le publiera pas, sans vraiment m’expliquer pour quelle raison il contredit son comité de lecture. Je range le manuscrit dans un tiroir jusqu’au jour, autour de 2006, où je le fais lire à Clément Rosset, mon maître et un ami depuis 1987 (lui disait « copain », ce qui convient mieux à notre relation). Il s’étonne que P.O.L. ne l’ait pas publié. « Tu devrais persévérer, me conseille-t-il, ou alors tu le reprendras à la retraite ». J’ai écouté son second conseil.

Ma dette envers Louis-Ferdinand Céline

Courant février 2024, le récit est enfin accepté par la maison d’édition Atlande. Le même mois, le 10 exactement, ma soeur handicapée meurt d’une crise cardiaque. Si je livre ce détail personnel, c’est parce que l’un des personnages principaux est une fillette handicapée mentale (comme ma soeur, dont elle porte le prénom, Evelyne, et le surnom, Ninine). Comme toute coïncidence, celle-ci est plutôt troublante. L’âme de ma soeur est-elle intervenue en haut lieu pour qu’enfin ce roman soit publié ? Je ne suis pas sérieux en avançant cette hypothèse farfelue.

La fugue elle-même importe peu, mais elle compte quand même. Ce qui compte pour moi, c’est de saisir ce qu’il y a de poétique de la vie, à travers les voix qui s’élèvent, celles des parents de l’adolescent fugueur, des parents des enfants qui l’accompagnent dans cette folle équipée maritime, de l’adolescent et du vieil homme qu’il rencontre dans le marais. Le lieu, sans être fidèle à la géographie, est Rochefort-sur-Mer et ses environs, son marais et la Charente, « le plus beau fleuve de mon royaume » aurait dit Henri IV. J’ai vécu à Rochefort avec ma famille entre 1969 et 1972, mon père travaillant à la base aéronavale. Je m’empresse de nier tout caractère autobiographique à ce roman, et ce n’est pas non plus de l’auto-fiction. Bien sûr, je me suis inspiré de ce que je sais, de ce que la vie m’a appris. Ainsi, on peut trouver des ressemblances entre ce récit et ma propre vie : j’ai bien fait une fugue à la fin de mon enfance dans la forêt de la Coubre, et la fillette handicapée s’appelle comme ma propre soeur handicapée, comme déjà dit. Mais ça s’arrête là. J’insiste sur ce point : seul m’intéresse le ton sur lequel un être humain parle de la réalité qu’il expérimente. C’est pourquoi la banalité de la vie m’intéresse bien plus que les « grandes idées » dont se nourrissent les idéologies et les militants : tout ce fatras de phrases et de théories m’ennuie prodigieusement. En cela, je suis d’accord avec Louis-Ferdinand Céline : « On a sorti l’homme de la poésie émotive pour le faire entrer dans la dialectique, c’est-à-dire le bafouillage, n’est-ce pas ? Ou les idées. Les idées, rien n’est plus vulgaire. Les encyclopédies sont pleines d’idées, il y en a quarante volumes, énormes, remplies d’idées. » (Louis-Ferdinand Céline, Romans, Appendices, Louis-Ferdinand Céline vous parle, entretien avec Paul Chambrillon, p. 934). Je conseille vivement à tous ceux qui aiment Céline d’écouter les enregistrements contenus dans un coffret de deux CD, publié par Frémeaux et associés, « La bibliothèque sonore ».

Ma dette envers Robert Pinget

Ce qui m’importe dans l’écriture, c’est le langage lui-même, pas les personnages ni ce qu’ils font. Ce sont les mots qui me paraissent être le vrai sujet de tout récit (ou roman). C’est pourquoi un roman (ou un récit) mal écrit, i.e. écrit dans une langue plate, non travaillée, ne vaut pas grand chose sur le plan de l’art littéraire, quelle que soit l’histoire racontée. Que raconte Proust dans La Recherche ? Joyce dans Ulysse ? Beckett dans Molloy ? Pinget dans Quelqu’un ? Pour ainsi dire, rien. L’histoire, ce qui arrive au cours du récit, n’est qu’un prétexte pour déployer des voix. Cette question de la voix, c’est Robert Pinget, injustement oublié, qui l’a formidablement creusée à travers son oeuvre. Je dois beaucoup à ce qu’il a écrit dans sa postface au roman Le libera : « Tout ce qu’on peut dire ou signifier me m’intéresse pas, mais la façon de dire. (…) toute sensibilité artistique, la mienne par conséquent, mérite qu’on l’exprime le plus exactement possible, or je n’ai que les mots pour ce faire et la syntaxe idoine. (…) seule capte mon intérêt la voix de celui qui parle. (…) jamais au départ je ne sais ce que je vais dire. J’ai longtemps cru qu’il s’agissait là d’une faiblesse, mais pas moyen de l’éviter, puisqu’elle est ma seule force, celle qui me fait poursuivre.  » (Robert Pinget, Le libera, postface, Éditions de Minuit, 1968, pp. 225-228).

Comme Robert Pinget, en le disant de manière philosophique (j’ai été professeur de philosophie en lycée, puis un peu en CPGE), je pense que l’homme peut se résumer à des « façons de dire ». La seule chose qui distingue l’homme des autres animaux, c’est qu’il parle. Antonin Artaud disait que « toute l’écriture est de la cochonnerie. » Il me semble qu’on peut renverser la proposition : toute la cochonnerie vient du langage (mais du langage idéologique, fanatique…). Sans la parole, sans les mots, sans les écrits, sans la pensée donc, qui n’existe pas en dehors des mots, il n’y aurait aucune des folies humaines, les pires comme les meilleures (idéologies, religions, passions amoureuses, et bien sûr tous les arts…). Si l’on souhaite supprimer toutes les folies des hommes (projet bien plus fou que les folies que l’on veut supprimer), au prétexte qu’elles causent bien des malheurs (ce que je ne conteste pas), il faudra commencer par supprimer la faculté humaine de parler et de penser. Vaste projet qui restera lettre morte, sauf à supprimer l’humanité elle-même ; projet qui durera donc aussi longtemps que l’homme existera. Si l’on met le langage au service de l’art, il faut donc faire très attention à ce qu’on dit. Hegel fait remarquer que les fois où l’on sait ce qu’on dit sont fort rares : d’où l’importance de ne rien dire à proprement parler, et d’écrire seulement pour raconter des histoires, plus ou moins loufoques, fantaisistes, en insistant sur ce qu’il y a de dérisoire et de ridicule dans la condition humaine, et parfois de merveilleux.

Ma dette envers Walter Benjamin

Deux articles qu’il a écrits ont marqué ma conception du récit face au roman : Le Raconteur (à propos de Nikolaï Leskov, grand écrivain russe du 19e siècle), et Expérience et pauvreté (Erfahrung und Armut, 1933). Ce que dit Benjamin dans Le Raconteur explique pourquoi je préfère qu’on parle de récit pour À propos du Klondike plutôt que de roman.

À suivre…

Je reprends en ce moment la suite d’À propos du Klondike (ce second récit dormait dans un tiroir). Il y a même un sixième volume déjà écrit dont une lectrice d’un comité de lecture a dit ceci (en guise d’éloge, pas de critique) que je trouve très pertinent : « c’est San Antonio en métaphysique. » (un grand merci pour la redoutable perspicacité de Diane Philips, la lectrice qui a « découvert » mon récit, autrice de deux livres sur la Colombie). Une fois ce second récit terminé, il me reste à reprendre et à finir les récits n°3, 4 et 5 (et peut-être 6). Sera alors achevée l’histoire d’un personnage entièrement fictif aux multiples identités verbales qui aura traversé diverses unités de temps et de lieu.

Éric Rouillé

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