1. Les définitions mot « expérience »
Vient du latin experientia, dérivé de experiri, « faire l’essai de ».
A. « Le fait d’éprouver quelque chose, en tant que ce fait est considéré non seulement comme un phénomène transitoire, mais comme élargissant ou enrichissant la pensée » (Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF Quadrige). On parle ainsi d’expérience sensible, esthétique, religieuse, amoureuse, professionnelle, interne, de pensée, etc. L’éventail des expériences est donc aussi vaste que ce que la réalité nous offre d’opportunités d’expériences. De là une difficulté du thème : la nature pouvant être définie comme réalité, les expériences de la réalité sont infinies. Mais il semble que les concepteurs du thème annuel aient eu à l’esprit les océans, les montagnes, les forêts, les animaux, bref une conception très ordinaire, voire naïve, de la nature.
B. « Ensemble des modifications avantageuses qu’apporte l’exercice à nos facultés, des acquisitions que fait l’esprit par cet exercice et, d’une façon générale, de tous les progrès mentaux résultant de la vie. » (opus cité) Ainsi, dans Le mur invisible, de Marlen Haushofer, la narratrice revient souvent sur la différence qui s’est creusée entre ce qu’elle fut avant la « catastrophe » et ce que l’expérience de la solitude, de la forêt, du contact avec son chien, sa vache, sa chatte et son chaton, de l’effort physique vont modifier en elle.
C. « Théorie de la connaissance. L’exercice des facultés intellectuelles, considéré comme fournissant à l’esprit des connaissances valables qui ne sont pas impliquées par la nature seule de l’esprit, en tant que pur sujet connaissant. » (opus cité) Ainsi, s’il n’existe pas d’expérience mathématique à proprement parler, il en existe en physique, en chimie, en biologie parce que dans ces sciences qu’on dit justement expérimentales, l’esprit humain ne peut produire des connaissances qu’au contact de la réalité sensible. C’est pourquoi ces sciences utilisent l’induction (le passage du particulier à l’universel) alors que la mathématiques est une science pure (ou dure ?).
2. Différentes façons d’entendre le mot expérience
(j’emprunte ici des extraits d’un travail d’un collègue, mis à la disposition de tous ; je le cite abondamment)
A. L’expérience peut être volontaire ou involontaire.
Quand l’expérience est involontaire ou imprévue, elle laisse une grande place à nos sens. En ce sens, c’est une expérience qui nous fait nous sentir vivants.
Quand l’expérience est volontaire, méthodique, elle est vérification de savoirs antérieurs. Le véritable scientifique saura d’ailleurs rester disponible à la surprise et à la sérendipité (trouver sans avoir cherché).
Quand l’expérience est somme de savoirs, elle permet de s’adapter à notre environnement mais peut faire inconsciemment obstacle aux nouvelles expériences si celles-ci contredisent la savoir antérieur, d’où la résistance de « la science normale » avant les « révolutions paradigmatiques. »
On est donc devant une difficulté : pour expérimenter la nature, il ne faut ni être tout à fait inexpérimenté ni trop enfermé dans ses expérimentations. Un homme d’expérience serait peut-être un homme des courtes habitudes. Le collègue a eu l’excellente idée de citer un très beau texte de Nietzsche :
« 295. Courtes habitudes. — J’aime les courtes habitudes et je les tiens pour des moyens inappréciables d’apprendre à connaître beaucoup de choses et des conditions variées, pour voir jusqu’au fond de leur douceur et de leur amertume ; ma nature est entièrement organisée pour les courtes habitudes, même dans les besoins de sa santé physique, et, en général, aussi loin que je puis voir : du plus bas au plus haut. Toujours je m’imagine que telle chose me satisfera d’une façon durable — la courte habitude, elle aussi, a cette foi de la passion, cette foi en l’éternité — je crois être enviable de l’avoir trouvée et reconnue : — et maintenant je m’en nourris ; le soir comme le matin, un doux contentement m’entoure et me pénètre, en sorte que je n’ai pas envie d’autre chose, sans avoir besoin de comparer, de mépriser ou de haïr. Et un jour c’en est fait, la courte habitude a eu son temps : la bonne cause prend congé de moi, non pas comme quelque chose qui m’inspire maintenant du dégoût — mais paisiblement, rassasiée de moi, comme moi d’elle, et comme si nous devions être reconnaissants l’un à l’autre, nous serrant ainsi la main en guise d’adieu. Et déjà quelque chose de nouveau attend à la porte, comme aussi ma foi — l’indestructible folle, l’indestructible sagesse ! — ma foi en cette chose nouvelle qui, maintenant, serait la vraie, la dernière vraie. Il en est ainsi pour moi des mets, des idées, des hommes, des villes, des poèmes, des musiques, des doctrines, des ordres du jour, des sages de la vie. — Par contre je hais les habitudes durables et je crois qu’un tyran s’est approché de moi, que mon atmosphère vitale s’est épaissie, dès que les événements tournent de façon à ce que des habitudes durables semblent nécessairement en sortir : par exemple par une fonction sociale, par la fréquentation constante des mêmes hommes, par une résidence fixe, par une espèce définie de santé. Au fond de mon âme j’éprouve même de la reconnaissance pour toute ma misère physique et ma maladie et tout ce que je puis avoir d’imparfait — puisque tout cela me laisse cent échappées par où je puis me dérober aux habitudes durables. — Pourtant ce qu’il y aurait de tout à fait insupportable, de véritablement terrible, ce serait une vie entièrement dépourvue d’habitudes, une vie qui exigerait sans cesse l’improvisation : — ceci serait pour moi l’exil, ceci serait ma Sibérie. » (Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882, § 295)
B. Expérience comme inscription du corps et de l’esprit dans la réalité
Qui dit expérience, dit inscription du corps et de esprit dans un environnement à la fois spatial et temporel. Je traiterai du temps à part plus tard, peut-être dans un autre article.
Je ne séparerai pas corps et esprit puisque nous n’avons aucune expérience séparée de l’un ou de l’autre. Disons simplement, pour « évacuer » le problème (dualisme ou monisme ?) que « l’esprit est l’idée du corps » (Spinoza).
Ce « corps /esprit » fait (« est » n’irait-il pas mieux ?) donc l’expérience de la réalité. Cette réalité ne se tient pas en face de lui, comme le laisserait croire le couple dualiste sujet/objet. La réalité englobe à la fois ce qui est en soi (corps et esprit) et ce qui est pour soi, pour dire les choses à la façon de Hegel (l’en soi et le pour soi sont des variantes du sujet et de l’objet). Émergent en même temps ce qui est « soi-même » et ce qui est « autre que soi ». On pourrait donc dire qu’il existe une nature intérieure et une nature extérieure.
C. Nature naturante et Nature naturée.
La distinction Nature intérieure / Nature extérieure (chez Marx) semble quelque peu calquée sur la distinction Nature naturante / Nature naturée. Cela vient du fait que chez Marx, comme le dit Hannah Arendt, on a un autothéisme : l’homme s’autodivinise à la suite du déclin des religions et de la montée de l’athéisme matérialiste. Je vais commencer par « éliminer » la distinction aristotélicienne Nature naturante / Nature naturée.
Le couple Nature naturante / Nature naturée forme une opposition philosophique classique. « La nature naturante est Dieu, en tant que créateur et principe de toute action ; la nature naturée est l’ensemble des êtres et des lois qu’il a créés » (Lalande, Vocabulaire…)
Il faut donc se méfier de cette distinction qui repose sur le monothéisme créationniste (juif, chrétien, musulman), les religions polythéistes n’étant pas créationnistes : les dieux, les hommes, les animaux, les végétaux et la matière inanimée appartiennent à la même réalité infinie et éternelle. Tous se situent sur un même « plan d’immanence » (comme le dit Gilles Deleuze à propos de la pensée de Spinoza)
C’est justement Spinoza qui a rendu la terminologie et l’opposition classiques caduques. Il oriente sa réflexion dans un sens qui nie toute transcendance : « Je veux expliquer ici, ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et Nature naturée. Car déjà par ce qui précède j’estime qu’il est établi que, par Nature naturante, il faut entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, autrement dit les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire Dieu, en tant qu’il est considéré comme cause libre. Par Nature naturée, j’entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de la nécessité de chacun des attributs de Dieu, c’est-à-dire tous les modes des attributs de Dieu en tant qu’ils sont considérés comme des choses qui sont en Dieu, et qui ne peuvent ni être, ni être conçues sans Dieu » (Éthique, I, proposition XXIX, scolie). Ce nécessitarisme strict, qui lui-même ne repose sur rien (Rosset dit que c’est équivalent au hasard aveugle, ce qui me paraît très pertinent, puisque Spinoza nie que Dieu ait une volonté distincte de la réalité, cette réalité n’était qu’une expression, au travers d’attributs et de modes, de la substance, infinie et éternelle).
D. Nature intérieure et Nature extérieure
La nature intérieure et nature extérieure se trouve chez Marx, pour qui l’homme fait intégralement partie de la nature, qui « en retour » fait intégralement partie de l’histoire de l’homme. Une réalité, ou nature, à laquelle nous n’aurions pas du tout accès, dont on ignorerait tout, est comme inexistante (idée qu’on trouve déjà chez Kant, pour qui toute réalité est issue d’une représentation par l’homme). L’homme porte en lui un ensemble de déterminismes objectifs : métabolisme (manger, respirer, se reproduire…) qui attendent ou exigent de lui de l’activité (libre ou commandée : travail libéral ou salarié, ou encore esclavage). Les animaux aussi sont actifs.
Cette activité (travail, histoire) lie ces « deux natures » (ce n’est là qu’une distinction de raison, pas une distinction réelle) et modifie l’homme en même temps qu’elle modifie la nature. Mais ces modifications ne doivent pas être surestimés et perçus comme des « transformations fondamentales ».
Dans Le mur invisible, la narratrice parle des changements qu’elle perçoit en elle : « Quand je me remémore la femme que j’ai été (…) j’éprouve peu de sympathie pour elle. (…) J’ai souffert pendant deux d’être cette femme si mal armée pour affronter les réalités de la vie. » (pp. 96-97. On notera que l’autrice appelle ‘’réalités de la vie’’ la nouvelle vie solitaire qu’elle mène en forêt, comme si celle qu’elle menait en ville n’était pas aussi réelle). Ces changements qu’on appelle « nature » ne changent pas fondamentalement la réalité, puisque le tout de la réalité (qui n’est qu’une idée), qui ne change pas, ne contient que des changements perpétuels (et puisque tout change sans cesse, rien de ce tout ne change : en effet, il faut au moins une chose qui soit éternelle, immuable (le tout en tant qu’il est pensé) pour qu’on puisse parler de changement (ici ou là, au sein de la réalité, du tout). Considérée de l’extérieur (c’est une vue de l’esprit, bien entendu), la réalité ne change pas. Elle est une et c’est à « l’intérieur » (*) de la réalité qu’il y a des changements (* la réalité n’a pas d’extérieur puisque c’est un absolu — qui est le contraire de relatif — donc elle ne peut pas avoir d’intérieur non plus. Disons simplement que ce qui arrive (« le monde est tout ce qui arrive » : proposition première du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein) est en perpétuelle transformation (j’entends par là que les changements sont locaux et sans finalité).
Cette nature intérieure lui commande d’entrer en relation avec ce qui l’environne, i.e. les autres animaux, les végétaux, la matière inanimée (qui, ne l’oublions pas, au risque de réduire la nature à tout ce qui vit, représente la quasi totalité de ce qui fait la réalité, ce qui est animé étant une partie extrêmement rare de cette même réalité). On appellera cet environnement nature extérieure.
Ces deux natures n’en forment évidemment qu’une seule, mais cette nature est à penser comme substance éternelle et infinie (Spinoza) non pas une nature qui serait « intelligente », douée de finalité propre, faite d’ordre et d’harmonie ou les visant (Aristote) ou dirigée par une volonté qui lui serait transcendante (religions monothéistes).
Cette substance éternelle et infinie peut être considérée comme entièrement sous la coupe de la nécessité (nécessitarisme spinoziste) ou comme livrée au hasard — ou chaos (Nietzsche).
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