(sources : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, d’André Lalande Encyclopédie philosophique universelle, PUF ; Clément Rosset, L’anti-nature, PUF, Aristote, Physique, etc. — je n’indique pas toujours quand je cite ; trop long, trop compliqué).
Avertissement. Ce que je dirai ici de la nature pourra étonner (sans parler d’agacer). Lecteur précoce de Nietzsche (à 14 ans), j’avais pressenti que l’idée de nature était pour le moins fumeuse. En lisant L’anti-nature de Clément Rosset à 25 ans, j’ai été convaincu qu’il s’agissait d’un « mirage naturaliste », comme il l’écrit dans ce livre, complément de sa thèse Logique du pire (sous la direction de Jankélévitch). Cette présentation n’est pas à proprement parler une première approche du thème de l’année 2025-2026 : « Expériences de la nature ». C’est plutôt un préalable critique, auquel je tiens en tant que philosophe qui prend au sérieux la définition sobre, voire austère, que Wittgenstein donne du travail philosophique : « désensorceler le langage« ou « travail d’élucidation du langage« .
Pour une fois dans leur vie, certainement la seule, les étudiants ont l’occasion de réfléchir sérieusement à l’idée de nature. Ce thème en est l’occasion rare. Ne les en privons pas !
1. L’IDÉE ORDINAIRE ET PHILOSOPHIQUE DE NATURE
Première approche (Vocabulaire technique et critique de la philosophie, d’André Lalande)
NATURE a plusieurs sens (Rosset évoque quelque part 70 sens différents, selon l’Encyclopedia Britannica, ce qui est un bien mauvais signe).
I. Nature d’un être :
A)-principe considéré comme produisant le développement d’un être. C’est en gros le sens de phusis (phuein, croître, si je me souviens, sens qu’on retrouve dans la traduction latine, natura (de nascor, naître, prendre son origine). C’est déjà plutôt vague : quel est ce « principe » qui fait qu’une graine donne un arbre, que des atomes donnent de l’eau, de l’oxygène, de l’hydrogène ? On ne le sait toujours pas. Un « x » derrière les apparences, un mystérieux quelque chose caché derrière les phénomènes… Mystère. La citation que Rosset a mise en exergue de L’anti-nature son livre illustre parfaitement ce mystère : : « je n’ai rien vu et pourtant il y a quelque chose ! » (Jules Verne, L’île mystérieuse, 2e partie, ch. XI), qu’on peut modifier pour un être en pleine désabusion (mot qu’on trouve chez Villon) : je voyais quelque chose et pourtant il n’y avait rien.
B)- essence d’un genre (ça sent son Aristote et sa scolastique, critiqués par Descartes). Chacune des propriétés constitutives d’un corps, selon Bacon et Descartes. Il est de la nature de l’oeil de voir, du nez de sentir. On pense à la vertu dormitive de l’opium (j’y reviendrai).
C)- tout ce qui est inné, instinctif, spontané, dans une espèce d’être, notamment dans l’humanité. S’oppose à l’acquis. On sait que cette distinction peut servir à n’importe quoi. Les « de gauche » font souvent pencher la balance de leurs jugements du côté de l’acquis au détriment de l’inné, les « de droite » la faisant pencher du côté de l’inné au détriment de l’acquis (dans des domaines aussi variés que la sexualité, la violence, l’égalité, etc.). Ne comptez pas sur moi pour dire où se situe la frontière entre inné et acquis. Nouvelle indication du vague qui enveloppe l’idée de nature.
D)- Caractères particuliers qui distinguent un individu ; tempérament, idiosyncrasie. Nature indolente, ambitieuse. Ici, on tombe au niveau d’une psychologie pour le moins dogmatique et arbitraire : un homme serait par nature violent ou doux. Dans ce cas, peut-on le lui reprocher ? On peut revenir sur la querelle entre l’inné et l’acquis (C) pour essayer de s’en sortir, ce dont je doute.
II. La Nature en général :
E)- « L’ensemble des choses qui présentent un ordre, qui réalisent des types ou se produisent suivant des lois. — Par suite (…) le principe actif et vivant, la volonté d’ordre qui se manifeste par cette régularité. — Aristote oppose en ce sens nature au hasard ». C’est un concentré de tout ce qu’il y a de métaphysique dans l’idée de nature : ordre, harmonie, finalité… Le vilain hasard est rejeté, car la nature n’aurait rien d’hasardeux. Ce rejet me paraît louche. Cette nature, d’Aristote à Rousseau, sera personnifiée (dame Nature), souvent très proche de l’idée de Dieu (j’y reviendrai). La nature voudrait atteindre des buts transcendants (comme pour l’humanité à travers l’histoire, cf. Kant, Idée d’une histoire universelle… opuscule sur lequel je reviendrai). Nietzsche dit au contraire : « Que veut la vie ? La vie veut vivre. » (sous entendu : il n’y a rien derrière les apparences, rien qui dirige en sous-main les manifestations du vivant).
F)- L’ensemble de tout ce que Dieu a créé. Enfin, les choses deviennent claires. L’idée de nature est une émanation de l’idée de Dieu (mais Rosset dit que c’est le contraire : l’idée de Dieu est une émanation de l’idée de nature : ce serait la nature à laquelle on ajouterait l’idée d’une volonté transcendante qui lui commanderait).
G)- L’ensemble de ce qui se produit dans l’univers. Un ami, Jean-François Gautier, a écrit L’univers existe-t-il ? chez Actes Sud : il montre que l’idée d’univers ne renvoie à rien, car nous n’avons aucune expérience de cet « univers » : il faudrait se trouver en dehors. Il faudrait plutôt parler de « plurivers », ou mieux, de réel, comme Rosset, réel qui se résume à des apparences, des phénomènes, sans rien derrière, sans aucun « arrière-monde » (Nietzsche), sans principe donc, sans origine ni destination finale. Bref, un chaos livré au hasard (dans le texte ci-dessous, Nietzsche note que l’idée de hasard est associée à celle de nature : si on se débarrasse de l’idée de nature, on peut aussi de débarrasser de celle de hasard). Je livre le texte magistral où Nietzsche développe sa critique d’un monde qui serait harmonieux, ordonné, finalisé (entendre l’idée de nature que Rosset critique) :
« Gardons-nous. — Gardons-nous de penser que le monde est un être vivant. Comment devrait-il se développer ? De quoi devrait-il se nourrir ? Comment ferait-il pour croître et s’augmenter ? Nous savons à peu près ce que c’est que la matière organisée : et nous devrions changer le sens de ce qu’il y a d’indiciblement dérivé, de tardif, de rare, de hasardé, de ce que nous ne percevons que sur la croûte de la terre, pour en faire quelque chose d’essentiel, de général et d’éternel, comme font ceux qui appellent l’univers un organisme ? Voilà qui m’inspire le dégoût. Gardons-nous déjà de croire que l’univers est une machine ; il n’a certainement pas été construit en vue d’un but, en employant le mot « machine » nous lui faisons un bien trop grand honneur. Gardons-nous d’admettre pour certain, partout et d’une façon générale, quelque chose de défini comme le mouvement cyclique de nos constellations voisines : un regard jeté sur la voie lactée évoque déjà des doutes, fait croire qu’il y a peut-être là des mouvements beaucoup plus grossiers et plus contradictoires, et aussi des étoiles précipitées comme dans une chute en ligne droite, etc. L’ordre astral où nous vivons est une exception ; cet ordre, de même que la durée passable qui en est la condition, a de son côté rendu possible l’exception des exceptions : la formation de ce qui est organique. La condition générale du monde est, par contre, pour toute éternité, le chaos, non par l’absence d’une nécessité, mais au sens d’un manque d’ordre, de structure, de forme, de beauté, de sagesse et quels que soient les noms de nos esthétismes humains. Au jugement de notre raison les coups malheureux sont la règle générale, les exceptions ne sont pas le but secret et tout le mécanisme répète éternellement sa ritournelle qui ne peut jamais être appelée une mélodie, — et finalement le mot « coup malheureux » lui-même comporte déjà une humanisation qui contient un blâme. Mais comment oserions-nous nous permettre de blâmer ou de louer l’univers ! Gardons-nous de lui reprocher de la dureté et de la déraison, ou bien le contraire. Il n’est ni parfait, ni beau, ni noble et ne veut devenir rien de tout cela, il ne tend absolument pas à imiter l’homme ! Il n’est touché par aucun de nos jugements esthétiques et moraux ! Il ne possède pas non plus d’instinct de conservation, et, d’une façon générale, pas d’instinct du tout ; il ignore aussi toutes les lois. Gardons-nous de dire qu’il y a des lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités : il n’y a là personne qui commande, personne qui obéit, personne qui enfreint. Lorsque vous saurez qu’il n’y a point de fins, vous saurez aussi qu’il n’y a point de hasard : car ce n’est qu’à côté d’un monde de fins que le mot « hasard » a un sens. Gardons-nous de dire que la mort est opposée à la vie. La vie n’est qu’une variété de la mort et une variété très rare. — Gardons-nous de penser que le monde crée éternellement du nouveau. Il n’y a pas de substances éternellement durables ; la matière est une erreur pareille à celle du dieu des Éléates. Quand en aurons-nous fini de nos soins et de nos précautions ? Quand cesserons-nous d’être obscurcis par toutes ces ombres de Dieu ? Quand aurons-nous complètement « dédivinisé » la nature de ses attributs divins ? Quand nous sera-t-il enfin permis de commencer à nous rendre naturels, à nous « naturiser », nous hommes, avec la pure nature, la nature retrouvée la nature délivrée ? » Nietzsche, Le gai savoir (« la gaya scienza ») aphorisme 109 (traduction Vialatte ; je souligne)
Pour Nietzsche, « l’homme sera « naturisé » le jour où il assumera pleinement l’artifice en renonçant à l’idée de nature elle-même, qui peut être considérée comme une des principales « ombres de Dieu ». » (Clément Rosset, L’anti-nature, avant-propos, PUF, 1973, réédité en Quadrige)
H)- ensemble des êtres qui ne tendent pas à une fin, mus seulement par une causalité quasi mécanique. C’est donc le déterminisme qui prime ici, et non la finalité (ce qui est un progrès). Ce point de vue matérialiste conséquent (partiellement du moins) sur ce qui existe est celui du matérialisme antique, d’auteurs du 17e siècle, voire du 19e siècle (Lucrèce, Hobbes, Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche), qui prônent un réductionnisme rigoureux, en appliquant cette définition à tout, y compris au vivant, y compris à l’humanité. Mais pourquoi garder le mot de « nature », alors que chaos hasardeux, « processus stochastiques » conviendraient mieux ?
I)- Le monde visible en tant qu’il s’oppose aux idées : idée banale venant d’une vision dualiste : matière vs esprit.
J)- Ce à quoi nous sommes accoutumés (« naturellement »). Or, rien de plus trompeur que l’habitude et les inductions qu’on en tire… Comme je suis vivant depuis des décennies, je serai encore vivant demain, jusqu’au jour où… Couic.
K)-Principe fondamental (comme je n’aime pas ce mot : je n’ai jamais vu le commencement d’un fondement nulle part dans ma vie…) de tout jugement normatif. Pour Kant, les « lois de la nature » sont les règles idéales, parfaites. On trouve l’équivalent en morale (impératif catégorique, idée de Bien : il est naturel d’aimer son prochain, contre nature de le haïr, etc.).
En guise de conclusion (Critique), Lalande reconnaît que ces sens du mot nature « paraissent s’être formés par rayonnement en plusieurs directions ». C’est le moins qu’on puisse dire !
Pour résumer, le terme nature peut désigner : 1)- la totalité a) de ce qui a en soi son principe de développement, b) ce tout en tant qu’il est ordonné (la Nature en général), c) en tant qu’il se laisse connaître (les « lois » de la Nature »). 2)- Ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est (synonyme : essence). Enfin, Nature et naturel sont opposés à ce qui est historique, culturel.
Deuxième approche (l’Encyclopédie philosophique universelle, PUF)
NATURE signifierait :
A/ Nature au sens d’un être pris dans son devenir propre
Hippocrate distingue la physis, nature médicatrice qui régit le corps, le protège contre les maladies et l’aide à se guérir lui-même, et la puissance divine (to théïo) qui domine la nature médicatrice et, dans les maladies surnaturelles, entrave les efforts et ceux de l’art médical dans les soins qu’il prodigue.
Aristote parle d’un principe interne de devenir et de la totalité de ce qui a en soi un tel principe. « Sont naturels les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, tels la terre, le feu, l’air et l’eau. » (Physique, II). Au contraire, les produits de l’art humain, un lit, un manteau, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou d’un mélange de matériaux, et sous ce seul rapport. » (Physique, II).
De là est née ce couple tant rebattu, qui fut longtemps une des divisions du programme de philosophie de terminale : « nature et culture« . Je parlerai dans un autre article de ce qu’en a fait Philippe Descola dans son livre Par-delà nature et culture. Est culturel (artefact ou artificiel) ce que les hommes produisent, est naturel ce qui n’est pas produit par les hommes. Distinction très superficielle : des fourmis intelligentes diraient, quant à elles, qu’est artificielle leur fourmilière et naturelles les habitations humaines.
Aristote distingue la nature de l’art (technè) qui s’y ajoute. La table artificielle est faite de bois « naturel ». Si les hommes pouvaient fabriquer du bois et de l’eau, les choses naturelles « seraient produites par l’art de la même manière qu’elles le sont par la nature. » (Physique, II, 8). On peut dire que l’art prolonge la nature, que l’ordre de la production artificielle ressemble à la production par la nature. La nature ne fait donc rien au hasard pour Aristote, elle est finalisée (ici j’anticipe un peu : au lieu de « naturiser l’homme » — idée formulée par Nietzsche — on humanise la nature, on fait de l’anthropomorphisme). La Nature est pensée ici comme un ensemble harmonieux (Kosmos), tout le contraire de la vision nietzschéenne.
Avec la révolution intellectuelle (Galilée, Descartes), on voit dans la nature des lois. Pour Kant, qui va corriger ce point de vue un peu naïf, les lois de la nature ne s’y trouvent point mais lui sont prescrites par l’entendement humain, faculté des règles : « La nature est l’existence des choses en tant que déterminées par des lois universelles. » (Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 2e partie, Comment la science pure de la nature est-elle possible ? 1783). Il y a un progrès par rapport à Aristote : les lois, qui donnent le sentiment d’un ordre de la nature, n’existent que dans l’esprit humain structuré par la raison (règles, concepts et catégories… je n’entre pas dans le détail). La nouveauté kantienne, c’est d’opposer la nature et la liberté, puisque la nature est l’ensemble des phénomènes régis par des règles nécessaires. Lachelier a raison, bien qu’il ne critique pas cette attitude : l’idée de nature permet de créer de toutes pièces « un empire dans un empire » (Spinoza), qui est celui de liberté humaine, exception unique dans l’univers. Et donc, j’anticipe encore, Rosset aussi a raison de dire qu’on a inventé l’idée de nature pour dissiper une angoisse fondamentale, celle de faire partie de la seule nécessité, ou pire, du chaos sans finalité du réel.
Cette conception de la nature permet à Kant (c’était son but principal) de distinguer les actions humaines pensées comme libres des phénomènes de la nature pensés comme soumis à des lois : « La règle du jugement soumis aux lois de la raison pure pratique* est la suivante : demande toi si l’action que tu projettes, en supposant qu’elle dût arriver d’après une loi de la nature dont tu ferais partie, tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté » (Kant, Critique de la raison pratique). (* moi : celle qui concerne nos actions et leur valeur)
Comme le dit l’article susnommé : « Entre Nature et Liberté (…) demeure l’infranchissable fossé (…) : dans la nature, nul devoir-être, car ‘’l’entendement ne peut en connaître que ce qui est, a été ou sera’’ . (…) qui plus est, le devoir, quand on a simplement devant les yeux le cours de la nature, n’a plus du tout de signification. Nous ne pouvons pas plus nous demander ce qui doit arriver dans la nature que demander quelle propriété un cercle doit avoir.’’ » (Critique de la raison pure).
B/ Nature au sens de « ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est« . Essence
« Appartient à la nature d’une chose ce sans quoi elle ne peut exister ni être conçue » (Spinoza). Cette conception se distingue de celle de Kant, car Spinoza pense, par exemple, qu’un criminel est un être qui commet des crimes, quel que soit par ailleurs l’obligation morale (plutôt légale chez lui) de ne pas tuer. Il pense dans l’immanence, non dans la transcendance du devoir comme Kant. De la conception spinoziste se rapproche celle de Rosset que nous verrons plus tard, qui n’est autre que la négation totale de l’existence de la nature. Parenthèse : cette conception est celle du bouddhisme, pour qui tout ce qui existe est conditionné, dépendant et participe d’une immense réciprocité. Les pierres, les arbres, les animaux, les hommes sont ainsi co-définis sur un « plan d’immanence » (comme dit Deleuze) (https://fr.wikipedia.org/wiki/Coproduction_conditionnée). Nul devoir, nulle finalité, nul sens ne peuvent exister « au-dessus » de ce processus infini et éternel.
C/ Nature et « naturel » opposés à ce qui est historique. Nature et « culture ».
Pour Kant, la culture est définie comme aptitude à réaliser toutes sortes de fins. L’homme a été dépourvu d’instinct, ce qui l’a obligé à développer et à suivre sa raison, dotation minimale pour que l’homme tire tout de lui-même et en tire aussi fierté. L’homme est le seul être qui peut et doit se vouloir comme sa propre oeuvre (idée qu’on retrouvera chez Marx : autoproduction de l’humanité). La liberté humaine s’élève donc sur un fond de nécessité naturelle.
Conclusion sut cet article de l’Encyclopédie philosophique universelle : il est remarquable que l’auteur fasse comme si personne n’avait jamais mis en doute l’idée de nature. Il ne parle pas de L’anti-nature de Rosset, pourtant publié depuis 17 ans. Il faut donc que j’ajoute ce qui manque à cet article.
2. ROSSET et L’ANTI-NATURE
Il ne s’agit pas ici d’opposer la nature à une sorte de « contre-nature », mais de relier l’idée de nature à l’inexistence de ce qu’on appelle « nature ». Pour Rosset, il n’existe que de l’artifice (du fabriqué, si vous préférez : l’eau, l’oxygène, les pierres sont fabriqués, résultat de processus physico-chimiques complexes). Il ne s’arrête pas sur la distinction anthropocentrique selon laquelle est naturel ce qui n’est pas fabriqué par l’homme, et artificiel tout produit de l’activité humaine. Si vous trouvez acceptable ce postulat de base, pensez, comme je l’ai déjà dit, à des fourmis aristotéliciennes : elles penseraient que leur fourmilière est un artefact et que les habitations humaines sont naturelles. Quel philosophe défendrait une distinction aussi superficielle ? Et pourtant, si… La plupart des philosophes emploient le mot nature pour décrire ce qu’ils croient être une réalité, la Nature… et qui n’est qu’une idée ! Idée qui cache une préoccupation morale majeure : il faut sauver la liberté humaine. Pour cela, il faut distinguer l’homme du reste de la nature.
Jules Lachelier, philosophe spiritualiste français (1832-1918) écrit que « l’opposition de la liberté et de la nature, comprise pour la première fois par Kant, est peut-être l’opposition fondamentale de la philosophie. » On ne saurait mieux dire quelle est la fonction de l’idée de nature. On en revient toujours à cette obsession qu’il faudrait sauver le soldat homo de la contingence, de l’absence de finalité et de liberté, de l’insignifiance. Tout cela vient d’Aristote, qui oppose la nature, finalisée et ordonnée, au hasard, monstruosité intellectuelle par excellence, qu’on se contente souvent de rejeter comme « concept-limite », voire « non-concept ». Et non seulement on affirme que la nature existe, mais on ajoute aussitôt que l’homme est un être surnaturel (les religions, surtout les monothéistes, insistent là-dessus). L’idée de nature sert donc deux fois : une première pour échapper au hasard, une seconde pour échapper à la nature. C’est pourquoi Sartre n’aimait pas l’expression « nature humaine », à laquelle il préfère « condition humaine ». La première serait non modifiable selon lui (ce qui est une erreur : tout se transforme sans cesse dans la nature), tandis que nous aurions la main sur la seconde. C’est là une idée chère aux marxistes qui pensent que l’homme peut se construire comme on construit une maison selon un plan — non divin ici — idée que Hannah Arendt a fort justement critiqué : les actions ne sont pas comparables à des oeuvres comme une maison ou une chaise.
Rosset est parti d’une intuition (la nature n’existe pas comme réalité) pour mener l’enquête autour de l’idée de nature. Il en arrive à cette conclusion : l’idée de nature est une idée vague qui relève non de la réalité mais seulement comme objet de désir, fantasme, illusion. La nature n’existe pas, le naturel pas davantage. Sauf à appeler nature les petits oiseaux, la terre, les rivières et les nuages, ce qui manque singulièrement de sérieux, surtout pour des philosophes. Pourtant, rares sont les philosophes qui pensent autrement que la foule qui ne pense pas avec application et sérieux.
Voyons de plus près ce qu’en dit Rosset dans L’anti-nature (1973), qui est un complément de sa thèse Logique du pire (1971), que l’on avait trouvé un peu courte m’a-t-on raconté. Pour un premier aperçu :
Voici ce Rosset y dit d’Aristote : « Aristote peut être, en un sens, considéré comme le plus franchement naturaliste de tous les philosophes puisqu’il récuse, non seulement la possibilité d’une critique de l’idée de nature, mais encore l’idée que le naturel puisse faire problème. » Et de le citer : ‘’on vient de dire ce qu’est la nature, ce que c’est que d’être par nature et conformément à la nature. Quant à essayer de démontrer que la nature existe, ce serait ridicule ; il est manifeste, en effet, qu’il y a beaucoup d’êtres naturels.’’ (Physique, II). Ce type d’argumentation, dont l’usage, fréquent chez Aristote, a valu à son auteur, surtout depuis Molière*, une certaine réputation d’esprit faible, est d’abord remarquable par sa sérénité. » (*moi : cf. la fameuse « faculté dormitive de l’opium« )
Aristote, et les notions scolastiques qui viennent de lui, telles que « qualités », « vertus », sont fermement rejetées dans La Recherche de la vérité (1674-1675) de Malebranche : « Le feu échauffe, sèche, durcit et amollit, parce qu’il a la faculté de produire ces effets. Le séné purge par sa qualité purgative, le pain même nourrit, si on le veut, par sa qualité nutritive, ces propositions ne sont point sujettes à l’erreur. Une qualité est ce qui fait qu’on appelle une chose d’un tel nom, on ne le peut nier à Aristote; car enfin cette définition est incontestable. Telles ou semblables manières de parler ne sont point fausses, mais c’est qu’en effet elles ne signifient rien. » (VI, 2, éd. de 1688, t. II, p. 172 ; je souligne)
Mais affirmer, même en 2025, que Malebranche est supérieur à Aristote reste un crime de lèse-majesté. Aristote est un philosophe sacré, intouchable, même après la démolition au 17e de la scolastique qui venait de lui.
Je suis conscient qu’une idée comme celle de nature, en usage depuis si longtemps parmi les ignorants comme les savants, est très difficile à contester. Elle apparaît au grand nombre comme une évidence irréfutable. Ce qui protège ces idées est le vague. Or, toute idée vague est indestructible : toutes les religions (une volonté transcendante gouverne le monde), l’astrologie (le cours des astres régissent nos vies), la psychanalyse (l’inconscient domine le conscient), le communisme (la société sans État ni classes est l’avenir de l’homme) sont bien des idées irréfutables.
Survol de L’anti-nature (PUF, 1973) dont je ne peux faire l’analyse complète.
Chapitre premier : le mirage naturaliste
p. 10 : « Peut-être la force du préjugé naturaliste (…) tient-elle à ce caractère éminemment anthropocentrique : car ce qui est réputé se faire ’’par nature’’ est d’abord ce qui se fait sans l’homme. C’est un référentiel anthropocentrique (…) qui décide (…) de cette différence métaphysique entre la nature et l’artifice. »
p. 11 : « La nature est donc ce qui existe indépendamment de l’activité humaine ; mais elle ne se confond pas non plus avec la ‘’matière’’. La matière, c’est le hasard : un mode d’existence non seulement indépendant des productions humaines, mais aussi indifférent à tout principe et à toute loi. (…) Ainsi peut-on distinguer trois grand règnes dans l’existence (artifice, nature, hasard) et définir le règne de la nature comme un tiers-état, ne relevant ni de l’homme (artifice) ni de la matière (hasard). (…) Le règne de la nature occupe une zone intermédiaire entre le domaine matériel et le domaine artificiel. »
Il est en effet difficile d’assigner à un amas de pierres (une montagne), une tempête, un but, une finalité, un ordre.
p. 13 : D’un côté, il y a le chaos de la matière, de l’autre l’indétermination de la liberté. « Entre ces deux pôles d’indétermination, la nature occupe le lieu de l’ordre et de la nécessité »
p. 14 : Un beau passage va tenter de définir ce qu’est « la force naturelle ». « il semble impossible de nier que le développement d’une plante sauvage ne manifeste l’effet d’une force étrangère à l’homme, force ‘’naturelle’’ donc, puisqu’elle ne se confond pas non plus avec les effets qu’on est en droit d’attendre de l’inertie d’un caillou ; on admettra donc qu’il y a, dans la nature, manifestation de force autonome. Mais les caractères de cette force sont faits pour décevoir l’analyse philosophique : la force réputée naturelle est en effet toujours silencieuse, invisible, impensable (irreprésentable). Silencieuse : la vie travaille en silence (…). Invisible : on ne la voit jamais à l’oeuvre (…). Impensable : on atout pensé d’elle, c’est-à-dire qu’on n’en a rien pensé, lorsqu’on a dit qu’elle était d’une efficacité étrangère à l’inertie (hasard) et à l’action (volonté humaine).
p. 21 : « L’idée de nature est invincible parce qu’elle est vague ; mieux, parce qu’elle n’existe pas en tant qu’idée : et rien n’est invincible comme ce qui n’existe pas. » L’idée du cercle est une idée claire et distincte, elle a une définition précise, exacte. Mais pas l’idée de nature. Rosset emprunte cet argument critique à Hume qui l’applique à l’idée de Dieu : irréfutable parce que vague (« volonté transcendante qui gouverne le monde »).
p. 22 : « L’idée de nature appartient à la première forme de silence (Rosset vient de distinguer deux formes de silence : celui de l’idéologie — Marx ne dit rien du communisme, à part 3 lignes dans Le capital — et celui du scepticisme —l’agnostique ne dit rien de Dieu ou de la mort) : silence bavard et imprécis. Elle constitue non une erreur (car pour être fausse il lui faudrait d’abord être) mais un mirage, c’est-à-dire une illusion. »
p. 23 : « l’homme ne se trompe pas parce qu’il ignore mais parce qu’il désire. » (idée chère à Freud : une illusion procède du désir)
p. 25 : « Ce qu’on appelle improprement l’« idée » de nature appartient donc, non au domaine des idées, mais au domaine du désir. » (preuve : l’intitulé « expériences de la nature » est formulé sans aucune précaution, en toute innocence, comme si on avait écrit « expériences du divin » : nous désirons qu’existe la nature. Pourquoi ? Rosset le dit dans la même page : « l’idée de nature permet à l’insatisfaction de s’exprimer (c’est-à-dire de se constituer en tant que « pensée mécontente ». » (Ce n’est pas naturel ! C’est contre-nature ! ou bien, Défendons la nature contre l’activité humaine qui la détruit… Cela va jusqu’à la deep ecology qui voudrait stériliser toute l »humanité pour que la nature retrouve tous ses « droits »).
p.27 : Hume considère « la constitution d’une croyance comme l’un des plus mystérieux problèmes de la philosophie. La croyance ne signifie pas l’intervention d’une impression nouvelle mais seulement une manière différente de considérer les impressions. » Les impressions devant un lac, une tempête, sont les mêmes pour tous les hommes, mais l’un verra dans le lac une image de la beauté calme de la nature, l’autre un simple lieu de pêche, l’un verra dans la tempête une colère divine, l’autre une simple dépression météorologique, etc.
p.29 : « l’idée de nature apparaît donc comme une expression très générale de la pensée mythique : elle désigne (…) cette instance primitive à partir de laquelle l’existence actuelle est censée s’être constituée par voie de répétition (et de dégradation, due notamment à l’entrée en scène de l’artifice). (…) C’est dans une nature que l’illusion naturaliste fait miroiter l’origine des coutumes, alors que c’est de la coutume que dérive la constitution de toute nature. » Rosset s’appuie sur Mircea Eliade. La nature manifestant un aspect cyclique, l’homme ayant besoin de sa régularité, il en vient à adorer celle-ci comme divine (je simplifie beaucoup, car le passage est embrouillé et long).
Chapitre 2.
Nature et religion. Rosset va partir d’une idée reçue, communément admise, pour la renverser.
p. 31 : « L’idée de nature a souvent été considérée comme une arme efficace contre toutes les formes de superstition et de croyance religieuse. » Si c’est la nature qui fait tout, Dieu devient inutile. Les matérialistes vulgaires et superficiels s’imaginent que la disparition des religions règlera tous nos problèmes, libèrera l’homme des illusions et de la croyance en général. Ô naïveté…
p.32 : « Selon une perspective naturaliste l’idée de nature succède à l’idée de surnature et se trouve investie d’une fonction critique à l’égard de cette dernière. Aux yeux d’une philosophie non naturaliste, cette proposition n’a de sens qu’inversée : l’idée de nature précède l’idée de surnature, et loin de la critiquer, la favorise pour cette simple raison qu’elle est seule à la rendre possible. » Il faut en effet l’idée de nature pour engendrer celle de surnature (le Dieu des monothéismes est hors nature, qu’il a d’ailleurs créée ; des causes surnaturelles — miracles — suppose des causes naturelles ; les explications naturalistes sont des modèles qui contiennent en germe les explications religieuses : finalité, volonté, ordre, harmonie…).
p.32-33 : « l’idée de nature peut être considérée comme une sorte de donnée idéologique de base pouvant (et devant) être indifféremment utilisé par toute la gamme des idéologies existantes. » Dès qu’on croit à l’existence de la nature (vous avez compris que je ne parle pas des petits oiseaux dans la forêt…dont je ne conteste nullement l’existence), on peut croire à n’importe quelle idéologie : religion, communisme, écologie militante…
p.39 : Hume dans les Dialogues sur la religion naturelle (…). Thème central : la plus profonde religiosité ne réside pas dans l’idée de Dieu mais dans celle de nature. » Si l’on croit dans la nature, ordonnée, finalisée, sauf vue de façon strictement matérialiste, donc chaotique, on peut glisser rapidement de cette nature à l’idée d’un dieu qui l’ordonne
p.40 : Eliade, idée d’origine
Deuxième partie. Chapitre 1. Le monde dénaturé.
p.47 : « Considérer le monde indépendamment de l’idée de nature revient à généraliser une expérience de désapprentissage que la plupart des piètes recommandent à ceux qui désirent retrouver un contact « naïf », d’ordre à la fois neuf et originel, avec l’existence. (…) Cet effet poétique de désapprentissage a souvent été interprété philosophiquement comme un accès mystique à l’essence de l’être, une sorte de contact immédiat avec un intimité du réel confusément représentée comme la vérité de l’être. »
p.48 : exemples de l’intuition chez Bergson, de l’intentionnalité chez Husserl et l’oubli de la vision coutumière chez Merleau-Ponty. Chez Bergson, le vivant sous le mécanique, chez les phénoménologues la mise entre parenthèses (« revenir aux choses mêmes »). Mais pour Rosset, ces intentions sont naturalistes : il s’agit d’épurer le spectacle du monde de scories dues à l’habitude, non de débarrasser le regard philosophique de l’idée de nature. Il s’agirait de bien voir le réel et non de simples apparences (alors que Nietzsche comme Rosset réduisent le réel à de pures apparences, sans rien derrière).
p. 49 : contre cela, Rosset propose une interprétation différente de ce désapprentissage : l’artifice et le hasard, non la nature et l’essence, seraient les véritables objets du regard poétique: « aucun objet en soi ne se cache derrière ses multiples perceptions usuelles » : pour Rosset, il n’y a pas la nature qui se cache derrière l’oiseau ou la rivière ou le soleil (pour prendre des exemples parlants et simples), il n’y a à voir que l’oiseau, la rivière, le soleil, qui n’ont aucune origine, aucune finalité, aucune causalité (qui n’est qu’un des axiomes de la pensée, une analogie de l’expérience pour Kant, une idée issue de l’habitude pour Hume, mais nullement une chose réelle : à ce titre, il en va de l’idée de nature comme de l’idée de cause : elles n’existent que dans l’esprit), et ne sont pas là pour divertir par le chant, ou nourrir, désaltérer, éclairer, chauffer les hommes !
p. 50 : « c’est le monde tout entier qui bascule dans l’étrangeté et la dénaturation. » On peut faire un rapprochement de cette vision avec celle de la schizoïdie, où le monde semble fait de carton-pâte, ou bien le regard que porte Roquentin sur la racine de marronnier dans La nausée : mais dans ce cas, s’il y a nausée, c’est que la racine fait entrevoir la contingence, le non finalisé, le non justifié, le non-humain, la pure factualité, bref le hasard et le chaos qui dégoûtent évidemment Sartre.
p. 51 : « Une fois abolie la représentation d’une nature et conçue la capacité de hasard à rendre compte de la constitution de toute chose existante, ce qui était considéré comme nature se voit investi d’un même pouvoir d’artifice que l’homme (…). le monde poétique est essentiellement un monde dénaturé (…), débarrassé d’un certain nombre de caractères qui n’avaient jamais été les siens. En l’absence de nature à perdre, la dénaturation signifie, non perte, mais délivrance. » Roquentin aurait pu (dû ?) éprouver une véritable joie tragique à découvrir, via la racine du marronnier, l’insignifiance de toutes choses. Mais Sartre n’est pas Rosset.
p.55 : Rosset cite le Dialogue entre le philosophe et la nature de Voltaire (il semble que Rosset se trompe : ce n’est pas un article du Dictionnaire philosophique ; en tout cas pas dans le mien — enFolio classique — dont le texte n’est peut-être pas intégral. J’ai trouvé ce passage ici : http://www.societe-voltaire.org/d3-qe-nature.php ) :
« Le Philosophe. — Nous sommes curieux. Je voudrais savoir comment, étant si brute dans tes montagnes, dans tes déserts, dans tes mers, tu parais pourtant si industrieuse dans tes animaux, dans tes végétaux.
La Nature. — Mon pauvre enfant, veux-tu que je te dise la vérité? c’est qu’on m’a donné un nom qui ne me convient pas; on m’appelle nature, et je suis tout art.
Le Philosophe. — Ce mot dérange toutes mes idées. Quoi! la nature ne serait que l’art?
La Nature. — Oui sans doute. Ne sais-tu pas qu’il y a un art infini dans ces mers, dans ces montagnes, que tu trouves si brutes ? ne sais-tu pas que toutes ces eaux gravitent vers le centre de la terre, et ne s’élèvent que par des lois immuables; que ces montagnes qui couronnent la terre sont les immenses réservoirs des neiges éternelles qui produisent sans cesse ces fontaines, ces lacs, ces fleuves, sans lesquels mon genre animal et mon genre végétal périraient? Et quant à ce qu’on appelle mes règnes animal, végétal, minéral, tu n’en vois ici que trois, apprends que j’en ai des millions. Mais si tu considères seulement la formation d’un insecte, d’un épi de blé, de l’or et du cuivre, tout te paraîtra merveilles de l’art. »
Mais, selon Rosset, « cette artificialisation de la nature, dont on sait qu’elle ne trouva, au XVIIIe siècle, de philosophe railleur qu’en la personne de Hume, est l’indice d’une pensée naturaliste aux riches implications théologiques : elle ne constitue nullement un artificialisme, mais exprime au contraire une forme de naturalisme généralisé. » C’est comme l’idée de « religion naturelle » qui, loin d’être une critique des religions instituées, est une généralisation de la religion, son universalisation, son inscription au pus profond de l’homme, à quoi l’on peut préférer, même si on est athée (surtout ?) les artifices des rites, en particulier ceux des Juifs et des Chrétiens. Au moins, ils se tiennent hors de soi, pas en soi comme cette soi-disant « religion naturelle ».
p.61 : La science a-t-elle rangé au placard l’idée de nature ? Rosset en doute. « On pourrait estimer que la démystification de l’idée de nature n’a été possible qu’à partir des temps modernes (…) où les forces naturelles cessèrent progressivement d’apparaître comme indomptables et inimitables (un bébé éprouvette n’est pas plus artificiel qu’un bébé dans le ventre de sa mère, et ce dernier n’est pas plus « naturel » que le bébé éprouvette). (…) Le mythe naturaliste appartiendrait au passé de la culture, relèverait de ce qui fut la préhistoire de la maîtrise technique de l’homme sur la nature. (…) De telles vues traduisent une méconnaissance de la profondeur de l’ancrage naturaliste dans la conscience humaine. » Et Rosset d’évoquer Jacques Monod : « à moins qu’on considère comme un cas isolé — ce qu’il n’est aucunement — le fait qu’un éminent biologiste contemporain réintroduise l’idée de finalité naturelle dès la sixième page d’un ouvrage* qui se proposait bravement de faire table rase de tout présupposé naturaliste sans autre démonstration que l’affirmation assez frivole selon laquelle toute autre position serait philosophiquement « arbitraire », « stérile » et « absurde ». (*de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, 1970)
Précisions sur la pensée de Monod : le vivant possède trois caractères principaux : la téléonomie(c’est ce que raille ici Rosset : on a beau changer de mot, on dit la même chose que finalité), la morphogenèse autonome (propriété d’êtres capables de s’auto-organiser) ; I’invariance reproductive(pouvoir des êtres vivants de reproduire et transmettre sans erreurs l’information correspondant à leur propre structure). Seule la première nous intéresse ici : la téléonomie est la caractéristique des objets doués d’un projet, pour eux-mêmes (reproduction), et sur leur environnement (artefacts). Pour Monod, le fait que les objets vivants aient un projet n’implique nullement que la nature en ait eu un en les créant (ce serait anti-scientifique). Le vivant possède des finalités, des visées, c’est un système autonome capable d’agir causalement, en interaction, sur son environnement pour en extraire les substances nécessaires à sa construction, son fonctionnement et sa reproduction. Le vivant est pensé comme entropie « négative » (la tendance à l’ordre) (Schrödinger), alors que l’entropie positive (la tendance au désordre) est celle de la matière qui tend à se désorganiser. Monod a cherché à intégrer cette idée parmi les dogmes de la science (réductionnisme : rejet de tout mystère, de toute intervention magique) en caractérisant ainsi le vivant. Mais cette nuance n’empêche pas le retour du refoulé (la finalité), car si chaque vivant est finalisé, n’est-ce pas parce que la totalité l’est déjà ? De nos jorus, certains savants vont jusqu’à dire qu’il faudrait considérer la terre comme un être vivant.
Le « mirage naturaliste » est aussi un mirage anthropocentriste. Je ne résiste pas au plaisir de citer de Theilard de Chardin quelques passages de son livre drolatique, Le phénomène humain (1956) (on peut le télécharger ici : https://classiques.uqam.ca/classiques/chardin_teilhard_de/phenomene_humain/phenomene_humain.html) : « Il n’est pas besoin d’être un homme pour apercevoir les objets et les forces « en rond » autour de soi. Tous les animaux en sont là aussi bien que nous‑mêmes. Mais il est particulier à l’Homme d’occuper une position telle dans la Nature que cette convergence des lignes ne soit pas seulement visuelle mais structurelle. Les pages qui suivent ne feront que vérifier et analyser ce phénomène. En vertu de la qualité et des propriétés biologiques de la Pensée, nous nous trouvons placés en un point singulier, sur un nœud, qui commande la fraction entière du Cosmos actuellement ouvert à notre expérience. Centre de perspective, l’Homme est en même temps centre de construction de l’Univers. Par avantage, autant que par nécessité, c’est donc à lui qu’il faut finalement ramener toute Science. — Si, vraiment, voir c’est être plus, regardons l’Homme et nous vivrons davantage. (…) Depuis qu’il existe, l’Homme est offert en spectacle à lui-même. En fait, depuis des dizaines de siècles, il ne regarde que lui. Et pourtant c’est à peine s’il commence à prendre une vue scientifique de sa signification dans la Physique du Monde. Ne nous étonnons pas de cette lenteur dans l’éveil. Rien n’est aussi difficile à apercevoir, souvent, que ce qui devrait « nous crever les yeux ».** Ne faut‑il pas une éducation à l’enfant pour séparer les images qui assiègent sa rétine nouvellement ouverte ? A l’Homme, pour découvrir l’Homme jusqu’au bout, toute une série de « sens » étaient nécessaires, dont l’acquisition graduelle, nous aurons à le dire, couvre et scande l’histoire même des luttes de l’Esprit. (**moi : souvenez vous de la phrase de Jules Verne donnée par Rosset en exergue de L’anti-nature…)
Sens de l’immensité spatiale, dans la grandeur et la petitesse, désarticulant et espaçant, à l’intérieur d’une sphère de rayon indéfini, les cercles des objets pressés autour de nous. Sens de la profondeur, repoussant laborieusement, le long de séries illimitées, sur des distances temporelles démesurées, des événements qu’une sorte de pesanteur tend continuellement à resserrer pour nous dans une mince feuille de Passé. Sens du nombre, découvrant et appréciant sans sourciller la multitude affolante d’éléments matériels ou vivants engagés dans la moindre transformation de l’Univers. Sens de la proportion, réalisant tant bien que mal la différence d’échelle physique qui sépare, dans les dimensions et les rythmes, l’atome de la nébuleuse, l’infime de l’immense. Sens de la qualité, ou de la nouveauté, parvenant, sans briser l’unité physique du Monde, à distinguer dans la Nature des paliers absolus de perfection et de croissance. Sens du mouvement, capable de percevoir les développements irrésistibles cachés dans les très grandes lenteurs, — l’extrême agitation dissimulée sous un voile de repos, — le tout nouveau se glissant au cœur de la répétition monotone des mêmes choses. Sens de l’organique, enfin, découvrant les liaisons physiques et l’unité structurelle sous la juxtaposition superficielle des successions et des collectivités. Faute de ces qualités dans notre regard, l’Homme restera indéfiniment pour nous, quoi qu’on fasse pour nous faire voir, ce qu’il est encore pour tant d’intelligences : objet erratique dans un Monde disjoint. — Que s’évanouisse, par contre, de notre optique, la triple illusion de la petitesse, du plural et de l’immobile, et l’Homme vient prendre sans effort la place centrale que nous annoncions : sommet momentané d’une Anthropogénèse couronnant elle‑même une Cosmogénèse. » (j’ai souligné tous les passages qui confirment les critiques adressées par Rosset à l’idée de nature et à l’espoir que la science finira par renoncer à cette idée : « Scientifique réputé, théoricien de l’évolution, Pierre Teilhard de Chardin est à la fois un géologue, spécialiste de la Chine du Carbonifère au Pliocène et un paléontologue des vertébrés du Cénozoïque. Sa fréquentation régulière des paléoanthropologues qui étudiaient les premiers hominidés, tout juste découverts, l’incita à réfléchir à l’encéphalisation propre à la lignée des primates anthropoïdes. » (Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Teilhard_de_Chardin : on y apprend qu’il est repris aujourd’hui par les transhumanistes, ce qui donne encore raison à Rosset : le naturalisme est bien indéracinable, et on le trouve « sous » les idées religieuses comme sous les idées des athées voire des (faux) matérialistes. La page wikipédia nous apprend aussi ceci : « À Louvain-la-Neuve, il existe une rue Teilhard de Chardin à moins de cent mètres de la Place Galilée !«
p.63 : citation de Francis Bacon pour illustrer le « vrai » artificialisme : « Les hommes auraient dû se pénétrer profondément de ce principe que les choses artificielles ne diffèrent pas des choses naturelles par la forme ou par l’essence, mais seulement par la cause efficiente (bébé-éprouvette et bébé dans le ventre).
p.64 : « car précise Bacon : ‘’l’art n’est que l’homme ajouté aux choses’’. Ajouté aux choses pas transcendant aux choses. L’homme ne fait pas relief sur la nature (cette idée nie tout l’héritage religieux et philosophique, de Platon à Theilard de Chardin, hormis de rares penseurs, comme Lucrèce, Spinoza, Nietzsche) : il en est seulement un des innombrables agents possibles. »
p.65 : « Ce monde dénaturé se présente comme un bloc entièrement monolithique : en lui tout est artifice, rien n’est nature. Nature et artifice désignent en effet plutôt deux formes de regard que deux instances existantes. » (lisant jadis ces lignes, je pris conscience que tout était artifice, l’air qu’on respire, l’eau qu’on boit, le plastique qu’on fabrique, etc., sauf une chose : car si Jankélévitch a raison de dire ‘’si tout est rose, rien n’est rose’’, il faut appliquer cette remarque à ce sujet : si tout est artifice rien n’est artifice. Or, une chose échappe à l’artifice, soit le réel lui-même, soit Dieu s’il a fabriqué le réel. N’est pas artificiel ce qui n’a pas été fabriqué. L’idée générale de réel (ou d’être chez Aristote) est l’idée d’un tout non fabriqué, ou bien d’une Création fabriquée par une divinité elle-même « naturelle », non fabriquée. Bien sûr, ces remarques concernent les manières de considérer la totalité des phénomènes, donc une idée, pas les phénomènes aux-mêmes que nous percevons).
p.66 : Rosset cite Merleau-Ponty, qui écrit : « tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme » (Phénoménologie de la perception, TEL Gallimard,p. 221). Position que Rosset juge intenable et confusionniste puisque « nature et artifice ne définissent pas deux aspects complémentaires de l’existence, mais deux points de vue, exclusifs l’un de l’autre sur l’ensemble des existences. »
p. 67 : « toute philosophie de la nature tend invariablement vers une philosophie de l’absurde, c’est pourquoi il ne saurait jamais y avoir de relation entre une philosophie de l’absurde et une philosophie de la dénaturation. Car le monde de la non-nature ne pourrait être réputé absurde que par rapport à un certain sens présent au moins partiellement dans ce monde, sens dont l’insuffisance constitue le « manque » qui vient paradoxalement meubler l’idée d’absurdité. » Et Rosset de citer Deleuze : « l’absurde se définit toujours par un défaut du sens, un manque (il n’y en a pas assez) ». (Deleuze, Logique du sens, p. 88)
p.70 : Puisque toute angoisse est liée au sentiment de la perte d’un objet, Rosset en parle : « Il est possible que l’angoisse devant ce qui est considéré comme « absurdité » du monde et de la vie n’ait jamais eu d’autre origine que le naturalisme lui-même, dont elle constitue un des principaux et presque inévitables aléas : l’absurde pouvant se définir comme le naturalisme privé de l’idée de finalité. (…) Absurde = Idée de nature moins Idée de finalité. »
p.71 : « Ce qui distille le poison de l’absurde dans la conscience des hommes livre alors son secret : ce n’est pas une angoisse devant le non-sens, celle-ci toujours seconde, mais une fascination devant le sens, la fascination à l’égard du fait qu’une nature soit apparemment donnée, c’est-à-dire un modèle d’intelligibilité contre lequel viendront buter et se dissoudre toutes les représentations humaines d’intention et de finalité. » Passage et idée délicats : Rosset veut dire que l’idée de nature, pour rassurante qu’elle soit, évacuant le chaos et le hasard par le bas et élevant par le haut l’exceptionnelle, quasi divine, liberté humaine, demeure toujours décevante parce que nous n’y trouvons pas notre place, contrairement aux fantasmes de Teilhard de Chardin. Il est finalement plus satisfaisant de se savoir plongé dans un chaos insignifiant dont il n’y a rien à attendre de consolateur et de salvateur.
p.73 : « Comme tout individu innocent, l’existence dénaturée est lavée de tout soupçon et de toute culpabilité dans la mesure où il apparaît qu’elle ne participe à aucun réseau — à aucune nature. La dénégation de toute nature est bien probablement le sens le plus profond de ce que Nietzsche entendait par « innocence du devenir » : l’innocence du devenir, c’est son hasard. (…) L’insertion de la vie dans l’idée de nature — et, de manière plus générale, l’insertion de l’existence dans un système — est ainsi l’acte par excellence catastrophique de la philosophie. » Je rappelle le passage du texte de Nietzsche que j’ai joint : «Quand aurons-nous complètement « dédivinisé » la nature de ses attributs divins ? Quand nous sera-t-il enfin permis de commencer à nous rendre naturels, à nous « naturiser », nous hommes, avec la pure nature, la nature retrouvée la nature délivrée ? » Attention, cette pure nature n’est pas celle des naturalistes, ordonnée, sensée, orientée, ordonnée, c’est la nature dénaturée, chaos, hasard, sans sens, sans origine, sans but, sans finalité.
p.75 : « le monde dénaturé, qui n’est ni insensé ni absurde, est certainement insignifiant. » Ce deuil du sens, de la signification de la vie, du monde, est seul capable de nous donner la joie de vivre (comme le deuil de l’idée de bonheur est seule capable, selon Freud, de nous procurer ce bonheur ordinaire qui n’est autre que le « petit malheur de vivre »).
p.78 : suivant cette veine du bonheur, Rosset cite Borges qui écrit dans Le rapport de Brodie (La Pléiade, tome II, L’indigne, p. 200) : « L’amitié n’est pas moins mystérieuse que l’amour ou l’une quelconque des facettes de cette chose confuse qu’est la vie. Je me suis dit parfois que seul le bonheur est sans mystère, car il se justifie par lui-même ».
p.309 : Rosset arrive à la conclusion : il rapproche tous les naturalismes du dégoût de la modernité, du refus du présent et de la facticité. Il en profite pour rappeler que factice n’est pas faux, mais fabriqué (factum n’est pas falsum). Et si la joie est du côté de l’L’homme de l’artifice, c’est qu’il dit oui au hasard, au chaos, à la réalité dans ce qu’elle a de terrible, d’inconfortable. L’homme n’est qu’une infime partie de la nature, dit Spinoza. Accepter cette insignifiance, c’est protéger son plaisir de vivre, tandis que croire au sens de la vie humaine, de la destinée de notre espèce, c’est se préparer des lendemains de tristesse, de mécontentement et d’indignation.
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